Police scientifique, comment travaille t’elle ?
Scène de crime, ADN, balistique, le rôle et les excès des fichiers
Le Monde : 10.01.2010
Les enquêteurs de la police scientifique sont les nouveaux héros de séries américaines – Les Experts – et françaises – RIS Police scientifique.
La police scientifique utilise depuis 2003 une nouvelle molécule réactive aux ions de fer contenus dans le sang, le luminol Bluestar, actif dans l’obscurité
Chaque semaine une analyse ADN fait la Une, comme on l’a vu avec les traces trouvées cet automne sur l’enveloppe des ou du corbeau de l’affaire Grégory, puis pendant la cavale de Jean-Pierre Treiber… Mais comment travaille la véritable politique scientifique française ? Pour le savoir, j’ai pénétré dans les laboratoires de Marseille et de Lyon, interviewé les enquêteurs, rencontré des chercheurs passionnés par le travail d’enquête de police et responsabilisés par leur déontologie – et constaté le poids croissant, et inquiétant, des fichiers ADN dans la résolution des enquêtes criminelles
REPORTAGE (publié en partie dans Le Monde Magazine, janvier 2010)
1- OÙ NOUS ASSISTONS AU TOUR D’HORIZON MATINAL DU LABORATOIRE DE POLICE SCIENTIFIQUE DE MARSEILLE
Nous avons des traces capillaires dans la 4522, l’affaire du vol avec séquestration de personnes âgées. Des cheveux ont été trouvés sur les adhésifs qui les ont attachés.
Café en main, la responsable de la section «Biologie» ouvre la discussion dans une petite pièce basse. Les huit chefs de service du laboratoire de police scientifique de Marseille, des ingénieurs, des anciens doctorants, habillés très casual, se retrouvent pour le tour d’horizon du matin – la « revue de la demande ». Philippe Shaad le directeur, le seul à porter cravate, prend un air sévère et lance : « Il faut essayer de traiter en priorité. »
Ce matin-là, 16 dossiers et 58 scellés, codés et numérotés, sont arrivés pour la seule biologie, transmis par des services de police pressés. La plupart proviennent de vols et cambriolages. On compte plusieurs prélèvements d’ADN sur des « individus » (la police parle toujours d’ « individu »), des tâches de sang et un écouvillon passé sur le câble d’un téléphone.
-L’autre urgence, c’est la 4777, l’homicide avec présomption de viol, continue la responsable « biologie ». Nous avons 21 coups de couteau, du sang. Le corps a été déplacé, il faudrait regarder si on trouve des végétaux. Il est resté dehors longtemps, et comme il a beaucoup plu, j’ai peur que l’ADN ne soit pas parlant. Il faudrait refaire des examens, et se concentrer sur la voiture, la mettre sous scellé… on trouvera peut-être des traces utilisables.
–Bien, je vais appeler le commissaire, fait le directeur. On le sent sous pression. Accélérer le résultat, c’est son travail – « je dois fluidifier » dit-il.
L’INPS Marseille traite 500 affaires par mois, des milliers de scellés
Depuis la loi Sarkozy de 2003 sur la « Sécurité intérieure » et le prélèvement méthodique d’ADN par les forces de l’ordre, les requêtes auprès de la police scientifique ont monté en flèche. « Nous passons de l’artisanat à l’industrie » explique Philippe Shaad.
La parole est donnée aux « Incendies-explosions ». Gros suspense. Car ce matin-là, un règlement de compte à l’arme lourde fait, une fois encore, la Une des journaux marseillais.« Mitraillé en face du stade Vélodrome » titre La Provence. Que s’est-il passé ?
Vers midi, deux individus portant des casques noirs ont tiré au pistolet automatique et la Kalachnikov sur un homme qui sortait d’une salle de gymnastique. Dix balles, tête et buste. Ancien braqueur libéré, l’homme était soupçonné d’avoir abattu un truand connu en septembre 2007. Une vengeance sans doute. Avant de s’enfuir, les deux assaillants ont mis le feu à leur voiture. Les hommes des « incendies explosions » tâchent d’identifier l’explosif utilisé. S’il s’agit d’une grenade, ils pourront faire des recoupements. D’un cocktail molotov, ils analyseront les mèches, l’essence.
Pourquoi les assassins ont-ils enflammé la voiture ? Pour supprimer les traces d’ADN. C’est devenu courant, m’expliquera un brigadier. Le banditisme, grand et petit, comme Vidocq l’a bien raconté dans ses mémoires (1828), s’est toujours adapté aux avancées de l’expertise policière. Aujourd’hui, pour supprimer les ADN, ils font « sauter le fourbi » comme disait Chéri Bibi.
Au tour de la « balistique » d’intervenir. Les techniciens analysent les douilles découvertes après la fusillade du Vélodrome. Chaque arme possède une « empreinte ». À Marseille, les policiers sont habitués à l’usage de Kalachnikov par le milieu. Depuis la chute du mur de Berlin, venant des filières de l’Est, elle est devenue l’arme favorite des petits truands de la côte d’Azur.
Nouvelle affaire du jour, l’expert de la toxicologie fait sensation :
Nous avons un viol avec stupéfiant, avec du sang sur un coton. Le prélèvement est insuffisant. Il n’est pas adapté à notre analytique.
Le directeur tique. Ralentissement en perspective. Quelle différence entre les experts des « stups » et ceux des « tox » ? Les premiers s’occupent des saisies de drogues dures non consommées – le port de Marseille était celui la « french connection » -, mais aussi du haschich en provenance du Maroc, revendu par les petits caïds des cités – en guerre entre eux. Ils cherchent à identifier les drogues, les produits de coupe, puis compare avec les substances saisies dans plusieurs affaires pour remonter les réseaux.
Les « tox » eux confondent les conducteurs ivres, les défoncés responsables d’un accident, ou encore traitent les substances retrouvées chez des gens décédés : monoxyde de carbone, médicaments, produits chimiques, etc. Ils font du médico-légal. Quoi d’autre chez les « tox » ce 25 septembre 2009 ? Trois alcoolémies routières. La routine.
2- OÙ L’ON APPREND QUE LES EXPERTS DE LA POLICE SCIENTIFIQUE NE SONT PAS DES POLICIERS ET DÉCOUVRE L’HISTOIRE DE LA « CRIMINALISTIQUE »
En France, les experts de police ne sont pas des superflics polyvalents capables de déceler une microtrace de sang, mener l’entretien profilant d’un serial killer puis de dégainer plus vite que l’agent Catherine Willows dans « Les Experts à Las Vegas ». En fait, les métiers d’enquête de police, de collecte de scellés et d’analyse scientifique restent séparés – à l’inverse de ce que montre la série « RIS. Police Scientifique ».
Quand un délit survient, que l’enquête débute, les responsables de l’identité judiciaire, les « ijistes », « figent sur place » la « scène du crime ». Formés pour cela, gantés, masqués, protégés, ils mettent des barrières, s’assurent que personne, journaliste, voisin, ne viendra polluer l’endroit en postillonnant, ou avec ses chaussures. Puis ils prennent des photographies, font des croquis, relèvent les indices, les échantillons d’ADN, qui sont ensuite placés sous scellé par l’officier de police judiciaire. Ensuite, les enquêteurs réquisitionnent les services des laboratoires de police scientifique.
En France, les trois-quarts des« Experts » ne sont donc pas des policiers, mais d’anciens doctorants des facs de science, des ingénieurs, des techniciens au service des magistrats et de la police judiciaire. Ces chercheurs sont aussi des fonctionnaires d’un établissement public, l’Institut National de la Police Scientifique (INPS), qui regroupe tous les services de la police technique et scientifique : biologie, balistique, documents-traces, empreintes digitales, incendies-explosions, physico-chimie, stupéfiants, toxicologie, traces technologiques, toute la « criminalistique ».
La police scientifique française a une longue histoire. Certains historiens la font remonter à l’enquête sur les « empoisonneuses de Versailles », menée par La Reynie, sous Louis XIV. Mais le pionnier fut Edmond Locard, le collègue d’Alphonse Bertillon, qui fonda en 1910 le premier laboratoire de police technique à Lyon…
Nous sommes sous la Troisième République, Jules Ferry scolarise les campagnes, un élan républicain et positiviste veut faire oublier les pratiques brutales et le fichage politique de la police du Second Empire. Edmond Locard entend substituer la recherche méthodique d’indices probants – la constitution de la preuve – à la traditionnelle recherche policière de témoins – peu fiables – et l’obtention d’aveux – « la reine des preuves » souvent obtenue par la séquestration et le passage à tabac (autrefois par l’affreuse question ou torture) – et parfois rétractés.
Avec l’anthropométrie, la dactyloscopie (analyse des empreintes digitales) et la recherche d’indices, Edmond Locard fixe la feuille de route d’une police plus objective: « Nul individu ne peut séjourner en un point sans y laisser la marque de son passage, écrit-il, surtout lorsqu’il a dû agir avec l’intensité que suppose l’action criminelle… »
La criminalistique moderne française va être véritablement développée à l’initiative du socialiste Pierre Joxe, suite à un rapport désolant sur l’état des locaux et du matériel de la police technique
En 1985, il leur alloue d’importants crédits, embauche des scientifiques et des ingénieurs, et regroupe tous les laboratoires et services d’archives et de documentation. Cette réunification se poursuit sous le gouvernement Jospin avec l’autorisation des prélèvements ADN et la création du fichier national automatisé des empreintes génétiques (le Fnaeg, d’abord destiné aux infractions sexuelles puis au grand banditisme et aux affaires terroristes) et la loi du 15 novembre 2001 sur la « Sécurité quotidienne » (LSQ), adoptée deux mois après le 11 septembre.
Cette loi sera dite liberticide par les associations des droits de l’Homme pour avoir libéré les écoutes téléphoniques et puni de prison le refus du prélèvement ADN. Elle fonde l’Institut National de la Police Scientifique ou INPS, établissement à caractère public placé sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur.
De l’avis du directeur du laboratoire de Marseille, la séparation des taches de police et d’analyse scientifique grâce à l’INPS importe beaucoup : elle préserve l’indépendance de l’expertise des pressions policières ou des juges. : « La séparation des métiers convient car elle enrichit l’instruction. Généralement, nous connaissons à peine l’affaire dont nous traitons les scellés. Nous sommes objectifs et neutres. Ces regards différents sur la même enquête évitent les fausses pistes et étoffent l’enquête. Parfois, ils nuancent ou contrarient la « conviction intime » trop arrêtée d’un juge ou d’un policier pressé.
En 2004-2005, l’effroyable erreur judiciaire d’Outreau a laissé des traces dans l’appareil judiciaire et policier.
Des magistrats, des avocats ont reproché au jeune juge Burgaud ses idées fixes, ses convocations des enfants au commissariat, son mépris de la défense. Les experts psychologiques, ici judiciaires, ont accumulé les erreurs d’interprétation. L’expertise, souvent dite « scientifique », en est sortie décrédibilisée. De fait, l’expression « police scientifique » peut inquiéter. Elle semble sous-entendre que cette police-là ne se trompe jamais. Qu’elle est armée d’une science exacte, toujours probante. Qu’un expert, profileur psychologique ou génétique, dit toujours le vrai. Mais nous savons bien que les policiers arrêtent des suspects d’un jour, que des « faux-coupables » apparaissent. Qu’une preuve « irréfragable » est difficile à établir.
La police et la justice doivent constituer un « faisceau de preuves » pour se convaincre de la culpabilité d’un « individu », et les experts leur apportent des « éléments d’enquête ». Ils se trompent parfois. Alphonse Bertillon, le père de l’anthropométrie, a donné une expertise graphologique du fameux « bordereau » de l’ambassade d’Allemagne qui accablait le malheureux capitaine Dreyfus – mais il ne l’avait pas écrit. Autrement dit, une expertise n’établit pas à coup sûr la culpabilité.
Qu’en pense le directeur des laboratoires de police scientifique de Marseille ?
Nous n’avançons jamais un jugement de culpabilité. Nous répondons à une question posée par l’enquêteur ou le magistrat. De quelle marque de voiture provient cet éclat de peinture trouvé dans la plaie d’un accidenté ? Telle douille a-t-elle été tirée par cette arme ? Cette personne est-elle morte par noyade ? Nous pouvons retourner vers un enquêteur pour discuter la manière dont il a prélevé des indices, ou demander à élargir la recherche. Le fait de ne pas être des deux côtés de la barrière, ni policiers, ni juges, garantit notre indépendance. C’est bien noté sur la main courante des journalistes.
3 – OÙ NOUS DÉCOUVRONS L’EXISTENCE DE « FAUX POSITIFS » ET DES RISQUES DU « TOUT ADN »
La police scientifique utilise depuis 2003 une nouvelle molécule réactive aux ions de fer contenus dans le sang, le luminol Bluestar, actif dans l’obscurité. Que le sol ait été lessivé, le sang dilué mille fois, il reste toujours quelques ions métalliques sur une « scène d’un crime » – et le luminol le révèle par chimiluminescence. Les traces de sang fournissent des ADN, leurs projections donnent aux « morphoanalystes » des indications sur la manière dont un coup a été porté, comment le sang a coulé ou jailli.
De nombreuses affaires criminelles ont été résolues grâce au luminol, comme par exemple la disparition soudaine de la famille Flactif et ses trois enfants en avril 2003. Mais si le luminol est un produit de détection efficace, gare aux erreurs d’interprétation. Il réagit aussi au cuivre, au sang dans les urines, aux matières fécales et au sodium contenu dans l’eau de Javel : il pourrait par exemple désigner un promeneur qui s’est soulagé au mauvais endroit. C’est arrivé. Tous les experts le disent, à Marseille : la technique sert une enquête, elle ne donne pas la vérité.
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